Anthropologue, Philippe Descola, a consacré une partie de son travail à proposer de nouvelles façons d’habiter la Terre. En déconstruisant l’idée de « nature », il appelle à changer radicalement nos relations avec le monde vivant et les non-humains. Entretien.

Professeur émérite au Collège de France, où il succéda à Claude Lévi-Strauss à la tête du Laboratoire d’Anthropologie sociale, Philippe Descola est un éminent anthropologue. Après avoir vécu chez les Achuar, un peuple animiste vivant dans la forêt amazonienne en Équateur, il consacre une grande partie de son travail à tracer les contours de nouvelles façons d’habiter la Terre. Comment ? En déconstruisant l’idée même de « nature », et en nous appelant à changer radicalement de logiciel dans nos relations avec le monde vivant. Rencontre avec l’une des voix les plus influentes et respectées de l’écologie politique.

basta! : Votre dernier livre, Ethnographies des mondes à venir, coécrit avec Alessandro Pignocchi, tout comme le documentaire dont vous êtes le sujet principal, Composer les mondes, d’Eliza Levy [1], tissent tous deux un parallèle entre ce que vous avez pu observer chez les Achuar en Amazonie, puis sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Qu’est-ce qui réunit, selon vous, ces deux territoires bien distincts ?

Philippe Descola : Un même mouvement de refus de l’appropriation privative des communs, qui participe aussi d’une autre façon de s’attacher à son territoire. Dans leurs luttes contre la spoliation territoriale, les populations autochtones s’efforcent toujours de mettre en évidence que les territoires qu’elles habitent ne sont pas simplement des « gagne-pain », c’est-à-dire des lieux utilisés d’abord pour exploiter des ressources. Il y a bien d’autres raisons, au-delà de ça, pour lesquelles elles occupent le territoire.

Exemple avec les combats face aux projets de mine dans les Andes : on se bat au nom de la montagne parce que c’est un « commun », mais pas au sens où ce serait une ressource commune à tous, mais au sens où c’est un élément qui est partie prenante du territoire et qui fait partie d’un collectif plus large que celui des seuls humains. Les luttes pour la protection du territoire en Amazonie ne sont pas des revendications d’autochtonie, il ne s’agit pas de clamer l’exclusivité pour soi d’un espace : il s’agit de montrer que les relations qui s’y déploient, entre humains et non-humains, sont tout à fait singulières et qu’elles méritent d’être perpétuées. C’est donc d’abord à ce titre que le territoire suppose d’être préservé.

« Les zadistes ont appris à s’identifier progressivement à des plantes, à des animaux, au bocage et à tout un milieu de vie »

Et dans le fond, les gens de la ZAD disent la même chose lorsqu’ils clament « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend » : ils agissent pour un milieu de vie qui leur a offert son hospitalité, et vis-à-vis duquel ils ressentent la responsabilité de le maintenir dans un état protégé des agressions et des menaces qui s’exercent à son encontre – là même où les arbres ou les moutons ne peuvent pas agir.

Durant mon séjour à la ZAD, j’ai été très frappé de constater que ceux qui m’accueillaient avaient développé un régime d’attention très aiguisé envers les non-humains. Cela se manifestait par un sens aigu de l’observation de toutes les particularités du milieu – la végétation dont il est composé, l’abri qu’elle propose à telle ou telle espèce animale, les échanges qui s’y nouent, etc. – mais aussi par une forme d’intimité étroite avec chaque composante de ce milieu – telle parcelle de céréales trop exposée au vent du nord, telle brebis capricieuse, tel arbre qui pourrait gêner celui d’à-côté… C’est une façon tout à fait différente de se relier au monde, qui m’a rappelé ce que j’avais pu voir chez les Achuar.