Du site Arrêts sur image.

À relire avec quelques décennies de confortable recul la presse occidentale des années 30, on est frappé par la tension entre deux modes de récit médiatique. D'une part, la presse militante, d'extrême droite ou d'extrême gauche (étudiée ici), ses polémiques sonores, et ses épuisantes hyperboles. Et de l'autre la presse dite "d'information générale", de Paris-Soir  au New York Times, (étudiée là), généralement possédée par des industriels, se défiant ostensiblement de tout militantisme, se vivant et se rêvant en surplomb, strictement professionnelle, et finalement paralysée, en période de montée du fascisme et du nazisme, par ses réticences à nommer ce qu'elle voit, et même à voir ce qu'elle voit. 

Surtout ne pas nommer une dictature (dire : "régime" ou "gouvernement"), un passage à tabac (dire "incident"), une ségrégation (dire "nouvelles dispositions législatives"), un pogrom (dire "déprédations", "bâtiments incendiés", "vitrines brisées"), et au final, dix ans plus tard, l'extermination (dire "allégations" ou "conditions extrêmement dures"). C'est cette très compréhensible, très explicable myopie du moment, que l'on retrouve encore trente ans plus tard dans l'obstination de la même presse à nommer "événements" la guerre d'Algérie (et d'ailleurs déjà au XIXe siècle, à appeler "politique de conquête" les massacres coloniaux).

Il existe dans les greniers de la langue tout un arsenal de mots, comme ce "événements", dont la principale fonction est d'éviter d'avoir à nommer. Plutôt que de violences policières, terme trop "connoté", BFM parle désormais de "dérapages". Ainsi le Monde, hier, à propos de la répression du mouvement de protestation contre la réforme des retraites, a-t-il remplacé un titre sur "L'escalade sécuritaire d'Emmanuel Macron" par un autre : "Police et préfets en première ligne" (Pauline Bock le raconte en détail ici).  Dans le sous-titre a aussi été supprimée la phrase : "Le pouvoir exécutif multiplie les décisions à la frontière de la légalité, quand elles ne sont pas illégales". Sans doute le mot "illégal" est-il, lui aussi, "trop connoté".

 

"Police et préfets en première ligne", ça ne dit exactement rien. Pourquoi sont-ils en première ligne ? Qui les a placés là ? Pour appliquer quelle politique ?  Et qui est en seconde ligne ? À "l'escalade", processus dynamique, et donc inquiétant (où s'arrêtera-t-elle ?) est substitué un simple constat de situation "en première ligne". Ne nous avançons pas ! Indice supplémentaire de la glissade, relevé dans notre forum, dans le corps de l'article, une autre phrase de la citation de l'avocat Jean-Baptiste Soufron est supprimée : "Petit à petit, l’exécutif revendique la possibilité d’être indépendant des règles de l’État de droit." Équivalent visuel du relooking du récit, la substitution d'une photo de policiers statiques en calot à la photo initiale de policiers casqués, en pleine charge.

Avant modification (en haut), après modification (en bas)

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Le fait, pour un préfet, de publier à 18h26 un arrêté autorisant le survol par un drone d'un rassemblement prévu à 18 heures (à Rennes), cela s'appelle sans doute, dans le langage du Monde, être en "première ligne". Mais ce qui caractérise  surtout l'autocensure du Monde (car à ce stade de substitution d'un récit, écrit et photo, à un autre, on ne peut plus parler de simple "retitrage"), c'est la volonté d'exfiltrer à toute force Emmanuel Macron, le projet présidentiel, la volonté de Macron, des épisode d'arrêtés préfectoraux illégaux anti casseroles ou anti sifflets. Et les arrêtés anti-casseroles illégaux sont bien entendu indépendants de tout désir des préfets de complaire à l'autorité politique qui les nomme.

D'un mal surgissant toujours un bien, l'épisode a le mérite de rappeler une pratique médiatique courante ces jours-ci : l'escamotage de la responsabilité politique dans les dénonciations de pratiques illégales. Ainsi ce matin le Monde, encore lui, rend compte d'un rapport de la contrôleuse des lieux de privation de liberté, Dominique Simonnot, qui dénonce des instructions, données à la police par la préfecture de Paris, de rafler généreusement les manifestants, même sans motif, pour user de la garde à vue comme instrument de dissuasion. Or, ô surprise, cette responsabilité de la préfecture ne figure pas dans le titre du Monde

Le Monde garde à vue

"Instrumentalisation" : mais par qui donc ?

LeMonde, comme les préfets anti-casseroles, a-t-il voulu complaire, ou tout au moins ne pas déplaire ? Sur les réseaux comme dans nos forums, ressortent les noms de l'actionnaire Xavier Niel, de son beau-père Bernard Arnault, et de leur ami à tous deux Emmanuel Macron. Quand elle s'exprimera un jour (mais elle conserve pour l'instant un silence inhabituel) la Société des rédacteurs du journal fournira certainement un récit circonstancié de cette autocensure. On attend avec impatience, mais en attendant, le mal est fait. Oui certes, nous dit la nouvelle version de l'article ainsi autocensuré, ces arrêtés illégaux traduisent une situation préoccupante, on va donc donner la parole en toute liberté aux sachants et aux avocats qui documentent et combattent cet état de fait, mais surtout tenons-nous nous-mêmes à distance de cette description. Or la conséquence est exactement inverse : ce renoncement à dire marque le moment précis où le journal se laisse arracher de son point fixe d'observateur extérieur de l'escalade (ou de la glissade, comme on voudra) sécuritaire, et se laisse emporter lui-même dans la glissade.