« Dans une démocratie, la fin ne peut pas toujours justifier les moyens. » Bastien Le Querrec est juriste à la Quadrature du Net. L’organisation de défense des libertés fondamentales dans l’espace numérique s’inquiète d’un projet de loi porté par l’exécutif, qui vise à « sécuriser et réguler l’espace numérique ». L’article 6 du projet de loi présenté par le ministre de l’Économie Bruno Le Maire veut contraindre les navigateurs à bloquer un certain nombre de sites considérés comme « frauduleux » par les pouvoirs publics français. Le texte actuellement en discussion en commission devrait passer devant l’Assemblée nationale la première semaine d’octobre, en procédure accélérée.
Dans un premier temps, les sites concernés auraient pour obligation de prendre « toute mesure utile consistant à afficher un message avertissant l’utilisateur du risque de préjudice encouru en cas d’accès à cette adresse ». S’ils ne se mettent pas en conformité avec la loi, les mesures de blocage seraient valables d’abord pour trois mois, puis peuvent être prolongées deux fois de six mois, sur simple décision administrative. Cette proposition a retenu l’attention de Mozilla, développeur du navigateur web Firefox. L’organisation à but non lucratif parle, dans un communiqué, d’une « perspective inquiétante qui soulève de sérieuses préoccupations en matière de liberté d’expression ».
Pourquoi est-ce inquiétant ?
« Les navigateurs comme Chrome, Firefox ou Microsoft Edge deviendraient des auxiliaires de la censure »
Ce serait une première. Lorsqu’un pays veut bloquer l’accès à un site, il passe habituellement par les fournisseurs d’accès à Internet. Là, ce serait aux navigateurs comme Chrome, Firefox ou Microsoft Edge de bloquer l’accès à un site si le gouvernement le demande. « Les navigateurs deviendraient des auxiliaires de la censure », résume Bastien Le Querrec, de la Quadrature du Net.
C’est un pas de plus contre les principes fondateurs de l’Internet. « L’idée fondatrice de l’Internet est libertaire », rappelait le chercheur Kévin Limonier lorsque, dans les premiers jours de la guerre en Ukraine, la Russie avait décidé de contraindre ses fournisseurs d’accès à Internet à bloquer certains sites. Ce principe de liberté et la lutte contre toute forme de censure étatique en ligne sont au cœur de la lutte de nombre de défenseurs des droits fondamentaux dans l’espace numérique.
La décision française créerait un nouvel outil de censure du web dans les mains du gouvernement. Au-delà de l’atteinte à la liberté d’expression, dénoncée en chœur par Mozilla et la Quadrature du Net, « cela créerait un problème de confiance des internautes envers leur navigateur », complète Bastien Le Querrec. « C’est un paradoxe, puisque cette mesure utilise l’excuse d’améliorer la confiance sur Internet. »
Pour l’instant, ces mesures ne concerneraient que des sites présentant des infractions comme l’usurpation d’identité, la collecte frauduleuse de données personnelles, ou encore le piratage [1]. Mais cela pourrait créer un précédent, un « effet cliquet sécuritaire » prévient le juriste.
L’État pourrait décider d’élargir le champ aux sites pédocriminels ou terroristes, puis – qui sait ? – à ce que le ministre de l’Intérieur a qualifié d’« écoterrorisme » (des associations écologistes) sans que l’on sache où cela s’arrêtera. Les récentes lois sécuritaires, dont le gouvernement et les préfets se servent pour cibler des associations et mouvements qui n’ont rien à voir avec le crime organisé ou le terrorisme, illustrent cette dérive.
Quels sont les risques de dérives ?
Décider quelle URL – l’adresse d’un site Internet – bloquer ou non dépendrait donc des pouvoirs publics, sur décision administrative. Or, il faudrait confier cette responsabilité à un juge, insiste la députée Ségolène Amiot de la France insoumise, membre de la commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi : « Il faut que la décision soit totalement décorrélée des pouvoirs publics, et particulièrement du pouvoir politique, pour qu’elle soit totalement indépendante et juste. »
Sans l’intervention d’un juge, le choix des sites est laissé à l’appréciation de l’administration. Rien n’empêcherait ensuite l’exécutif d’élargir la loi, au gré d’amendements, à d’autres secteurs. Par exemple, si cette mesure est élargie aux sites considérés comme « terroristes », cette définition sera laissée à l’administration. « On pourrait penser à une décision de ce type pour le site des Soulèvements de la Terre, par exemple », extrapole l’élue Ségolène Amiot. « Entre de mauvaises mains, ça pourrait nous exploser au visage », résume la députée.
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