Avec la sortie de son livre "La droitisation française : mythe et réalités", Vincent Tiberj jette un sacré pavé dans la mare
Roger Martelli, Regard.s 5 septembre 2024
« Une victoire de la gauche aux législatives dans une France de droite » : c’est le titre retenu par Le Monde, pour un entretien avec le politiste du Cevipof, Luc Rouban1. La tonalité n’est pas la même du côté de son collègue de Bordeaux, Vincent Tiberj, qui consacre un livre entier à montrer que la droitisation est tout autant un mythe qu’une réalité2. Qui a raison ? En fait, les deux nous obligent à scruter des pans différents de la réalité…
LE PARADOXE FRANÇAIS
Tiberj connaît les données qui fondent l’appréciation de Rouban et lui-même se garde bien d’enjoliver le tableau. Les signaux électoraux sont les plus évidents tant ils convergent, quel que soit le niveau de participation aux scrutins.
En scrutin législatif, l’extrême droite a gagné vingt points entre 2017 et 2024, tandis que la gauche n’en a regagné qu’un peu plus de 2,5, ne sortant pas des très basses eaux législatives atteintes en 2017. Un total gauche à moins d’un tiers et une droite aux deux tiers des suffrages exprimés… Si l’on raisonne sur la totalité du corps électoral, on a en 2024 une droite au-delà des 40% d’inscrits et une gauche à un cinquième à peine. Nul ne peut se prévaloir des électeurs potentiels, votants ou abstentionnistes, mais il est certain que la droite mobilise de 2024, deux fois plus que la gauche, ceux qui votent et que l’extrême droite y contribue pour la plus grande part.
La gauche surclasse certes l’extrême droite dans les 22 aires métropolitaines (7,5 millions d’habitants au total), mais lui laisse la première place dans toutes les tranches de communes comptant moins de 20 000 habitants (pour une population totale de près de 40 millions). L’extrême droite s’est renforcée dans les catégories supérieures et moyennes et conserve sa prépondérance chez les ouvriers et employés qui votent. Le parti de Marine Le Pen caracole en tête même chez les fonctionnaires d’État (à l’exception des enseignants) et franchirait la barre des 50% chez les salariés du privé.
Dans un article précédent, nous avions souligné les corrélations entre le vote de gauche, le vote RN et toute une série d’indicateurs socio-économiques. Elles laissaient entendre que, si la gauche n’avait pas disparu de l’univers populaire, son implantation s’était « archipélisée », concentrée dans les plus jeunes générations et au cœur des zones de peuplement dense, laissant ainsi des pans entiers du territoire et une moitié des ouvriers et des employés qui votent sous dominante de la droite la plus extrême.
En bref, la vie politique institutionnelle, celle qui est rythmée par les consultations électorales, a déplacé le curseur du vote vers la droite et vers une droite de plus en plus marquée à droite. En France, comme dans de nombreux pays européens…
Pourquoi donc Tiberj maintient-il sa critique d’une notion de droitisation qu’il juge trop excessive et par là même dangereuse ? Selon lui, la formule laisse dans l’ombre une masse de données qui suggèrent d’autres structurations de l’opinion. Avec d’autres, comme Nonna Mayer, Tiberj participe à la rédaction du « baromètre racisme » qui sert de base au rapport publié par la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH).
Ce baromètre repose sur des séries longues de sondages et regroupe des dizaines de questions. À partir des données collectées pour ce baromètre et de bien d’autres encore, il a produit avec ses collègues des indices synthétiques3, qui permettent de mesurer en longue durée le degré global de tolérance, d’ouverture culturelle et d’attentes sociales. Sans doute notera-t-on avec lui que les données disponibles ne dessinent pas des mouvements parfaitement homogènes et continus. Tout ne va pas dans le même sens et au même moment… Par exemple, l’affirmation « que l’on ne se sent plus chez soi comme avant » reste largement majoritaire et globalement stable. De même, alors que la frénésie de l’ultralibéralisme a pris du plomb dans l’aile depuis quelque temps, l’attraction de certains items libéraux (profit, confiance dans les entreprises…) reste incrustée dans tous les milieux sociaux et même – avec nuances solides – dans tous les électorats.
Pour autant, les indices soigneusement calculés par Tiberj et l’équipe du Baromètre nous livrent un constat tout aussi massif que celui qui nourrit l’idée de droitisation : si les opinions que l’on peut qualifier de droite sont bien installées, la droitisation « par en bas » n’a pas eu lieu. Contrairement à ce qui se dit parfois, « la » société ne vire pas à droite et, au contraire, la tendance globale de long terme porte un nombre croissant d’individus vers des opinions qui étaient traditionnellement considérées comme plutôt de gauche.
La réalité n’est donc pas celle d’un mouvement uniforme, mais celle d’une complexité, d’un véritable paradoxe qui vient percuter le rapport entre les représentations mentales et les votes. Alors que la société française « par en bas » est globalement plus ouverte et plus tolérante qu’il y a vingt ans, la société « par en haut » fait la part belle à des valeurs fortement droitisées. Pour l’instant, ce sont celles-là qui se mobilisent électoralement avec le plus d’intensité, comme on l’a vu au premier tour de la présidentielle 2022 et des législatives 2024 ou encore aux européennes de juin dernier. Le « bruit de fond » politique, nous dit Tiberj, est conservateur alors que la société ne l’est pas de façon dominante.
Le tableau rigoureusement dressé par Tiberj a le double avantage d’être intellectuellement convaincant et politiquement roboratif : si la société n’a pas viré à droite, il n’y a aucune fatalité à ce que la politique aille de plus en plus dans cette direction. Il reste toutefois à comprendre comment il se fait que, dans une société globalement plus tolérante, ce sont des valeurs inverses qui donnent le ton. Au fil des pages, Tiberj nous offre des pistes solides sur ce point. Il sait, avec Pierre Bourdieu, que « l’opinion publique n’existe pas », mais se construit. Elle se façonne dans un champ médiatique, éditorial et journalistique, où des forces structurent en longue durée les représentations courantes, comme s’y attache l’extrême droite depuis les années 19704. Elle le fait avec constance, usant même des conjonctures pour retourner à son profit des termes historiquement associés à la gauche, comme la république, le refus de l’antisémitisme ou la laïcité.
Par ailleurs, la poussée à droite de l’espace politique se nourrit depuis longtemps des bouleversements du tissu social, au gré des révolutions technologiques et des dérégulations financières. Le peuple sociologique n’a plus de groupe central, les représentations de classe d’hier se délitent, les mouvements sociaux, anciens ou nouveaux, se font et se défont, les discriminations s’entremêlent de façon complexe avec les inégalités. Le « nous » qui structurait l’univers populaire est concurrencé par l’affirmation de soi, la solidarité et l’autonomie s’entrelacent, s’opposent ou se complètent, selon les moments, les catégories et les individus.
En bref, la droite s’est accoutumée mieux que la gauche aux turbulences des sociétés contemporaines. Dès lors, on peut se convaincre de ce que la clé du paradoxe relevé au départ ne se trouve pas seulement dans les mouvements internes à la droite. Elle est aussi à rechercher du côté de la gauche : à sa façon, le dynamisme de la droite extrême est le contrepoint des dysfonctionnements de la gauche. La gauche n’a donc pas à choisir entre ce qui l’inquiète et ce qui la conforte. On pourrait aisément pasticher l’hôte précaire de l’Élysée en proclamant « et Rouban et Tiberj »…
LA RÉALITÉ, RIEN QUE LA RÉALITÉ, TOUTE LA RÉALITÉ…
1. Vincent Tiberj a raison de nous installer dans la conviction que l’expansion des idées de la droite extrême n’est pas un fait irréversible, auquel nous devrions nous accoutumer. Accepter cette fatalité nourrit en effet une autre conviction, présente dès les premières percées du Front national, selon laquelle il suffirait de s’emparer des constats de l’extrême droite, éventuellement pour les retourner contre elle. « Le Front national pose de bonnes questions et donne de mauvaises réponses »… « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde »… Cette façon déjà ancienne de s’embourber dans les enjeux explosifs de l’identité, de la sécurité et de l’immigration a touché la droite traditionnelle, le prétendu centre et même une partie de la gauche. Le résultat est parlant : le confusionnisme qui en résulte n’enraye en rien l’expansion politique des droites extrêmes, que l’abstention s’étende ou bien qu’elle recule.
2. La puissance d’un « front républicain » au second tour a montré que l’électorat français dans sa majorité n’a pas basculé du côté des socles idéologiques travaillés par l’extrême droite depuis des décennies. Mais le premier tour a montré à l’inverse que le mouvement général des représentations stimulait un vote en faveur de l’extrême droite bien plus qu’un vote à gauche. Et si la mobilisation anti-RN du second tour a été ressentie comme un souffle d’air frais, comment ne pas constater aussi que, au fil des élections, les seconds tours voient se réduire les écarts séparant les extrêmes droites et la totalité des autres forces ? En juillet dernier, dans des dizaines de circonscriptions, l’écart s’est avéré si ténu que de légers déplacements de voix auraient pu modifier sensiblement la composition de l’Assemblée élue.
La « dédiabolisation » du RN n’est pas allée jusqu’au bout, sans avoir pour autant été contrariée de façon absolue. Rien ne dit donc que le réflexe de « front républicain » continuera de fonctionner avec la même efficacité à l’avenir. La gauche s’en est plutôt bien sortie au début de cet été, mais le vent du boulet n’est pas passé loin…
3. L’ampleur du danger obligera sans nul doute à conforter les contre-offensives visant à réduire l’effet des discours de fermeture et d’exclusion, à dénoncer les ruses, les tromperies et les mensonges du lepenisme. Cet effort déjà heureusement engagé ne devrait pas conduire à sous-estimer le fait que la force du RN n’est pas dans le détail des propositions qui sont les siennes. Elle est d’abord dans la cohérence d’un projet qui, ancré dans le tissu des inquiétudes, articule la promotion d’une protection avant tout nationale et la dénonciation de l’assistanat. C’est cette cohérence qui relie les angoisses et les attentes de larges fractions de la société et qui imprègne les territoires, avec d’autant plus de force que l’extrême droite tire parti de ce qui fut sa faiblesse, la longue marginalisation qui, à partir de 1944, l’a écartée absolument des sphères du pouvoir, national comme local. Si l’essentiel est de se protéger, pourquoi ne pas laisser le Rassemblement national aller jusqu’au bout d’une logique de fermeture ?
L’hégémonie politique se joue dans la capacité à imposer un projet global et à légitimer les regroupements capables de les faire vivre. L’extrême droite a peaufiné son projet et progressé dans sa capacité à attirer vers elles des forces qui se détournaient d’elles jusqu’alors. Pour l’instant, elle n’a pu abattre suffisamment les murailles qui l’enserrent encore. Il est donc encore temps d’opposer à ses cohérences celles d’un projet et d’une convergence fondée sur des valeurs d’émancipation. Mais les crises, propices à toutes les accélérations vers le meilleur comme vers le pire, interdisent de se dire que nous avons tout le temps devant nous. En fait, le temps nous est compté.
4. Le signal encourageant du second tour n’efface pas la préoccupation nourrie par le premier. La dynamique générale des idées diffusées dans la société stimule un vote d’extrême droite et porte beaucoup moins vers un vote de gauche. La gauche ne devrait donc pas s’en tenir à mettre en cause « les autres », quelles que soient par ailleurs leurs responsabilités, gouvernement, élites sociales, organisations et système médiatique. La critique radicale du macronisme et la hantise d’un retour en force du social-libéralisme sont évidemment bienvenues. Mais elles risquent de n’être pas plus efficaces que les mises en garde de la gauche de gauche contre les abandons du socialisme mitterrandien des années 1980.
Le problème est que, pour l’instant du moins, l’alternative au désordre existant s’identifie au projet du Rassemblement national, pas à celui de la gauche. Celle-ci, depuis la contre-offensive des « antilibéraux » après le camouflet de 2002, s’est dotée de propositions solides, dans une logique de rupture avec la pente sociale-libérale, sans être une rupture immédiate avec le seul « système » existant, qui est celui du capital financiarisé et mondialisé. La gauche rassemblée jure certes ses grands dieux que, cette fois, elle ne capitulera pas devant les difficultés et les pressions ; mais elle l’avait juré naguère, alors même qu’elle était majoritaire électoralement.
La gauche a des propositions cohérentes, qui peuvent être plus ou moins partagées par un grand nombre de ses composantes. Mais elle n’a pas encore atteint le niveau d’un projet réaliste, d’un récit capable d’agréger les inquiétudes, les colères et les attentes d’un large spectre dans une société aujourd’hui fragmentée plus que jamais. Ajoutons qu’elle n’est encore capable de raccorder ce grand récit, évident et rassurant, avec une stratégie de long souffle qui, aux discours ostentatoires de la « rupture », préfère l’invocation d’un processus cohérent de ruptures – au pluriel – au gré des majorités possibles.
5. La gauche affirmera aux yeux du plus grand nombre son utilité si elle sait répondre à quatre exigences : accompagner la mobilisation de quiconque n’accepte pas les injustices et les prédations de l’ordre dominant ; suggérer un projet rassurant à celles et ceux que ronge l’inquiétude ; aider à ce que convergent le plus grand nombre de valeurs, d’idées et de pratiques attachées à produire de l’émancipation humaine ; travailler à rassembler ce qui est aujourd’hui désuni. En bref, la gauche doit encourager la société à lutter et, pour cela, doit proposer au noyau populaire – celui d’aujourd’hui, pas celui d’hier : haro sur les nostalgies ! – un cadre attractif, mobilisateur et rassurant. Il ne suffit donc pas de « s’adresser aux abstentionnistes », si le message qui est transmis à l’ensemble du corps électoral n’a pas une cohérence suffisamment forte pour contrebalancer celle du Rassemblement national. Si la gauche ne s’interroge pas plus avant sur ce qui freine sa reconnaissance par la cohorte immense des exploités, dominés et aliénés, elle risque de voir se reproduire les mêmes mouvements qui la contraignent, même dans un contexte de participation électorale accrue.
Encore faut-il s’entendre sur ce qu’est « la » gauche. Elle existe comme un tout – l’ensemble des individus et des collectifs qui se réclament de « la gauche » et marquent leur différence à l’égard de « la droite » –, un tout pouvant et devant être rassemblé. Elle n’est pas pour autant monolithique mais plurielle, elle repose sur des partis, mais ne se limite pas à eux. Potentiellement, elle est toujours à la fois un collectif solidaire et une collection d’individus autonomes, un « nous » en construction permanente et un assemblage de « je ».
6. Les gauches ont su se rassembler à plusieurs reprises. Elles ne sont jamais parvenues à trouver un cadre pérenne à ce rassemblement, laissant ainsi la place à l’alternance des unions éphémères et des concurrences persistantes, aux tentations de l’hégémonie, au jeu des méfiances et à l’accumulation des frustrations. Sans doute parce que le désir d’union ne s’est jamais vraiment appuyé sur une culture solide de l’union. Sans doute aussi parce que les gauches dans leur ensemble n’ont pas su comprendre que la durabilité du rassemblement supposait d’œuvrer au rapprochement et à l’intercompréhension des cultures particulières, de débattre en permanence des projets et des stratégies opérationnelles pour toute la gauche et de s’accorder sur des formes pérennes permettant à chaque sensibilité de faire vivre sa pleine autonomie et sa solidarité avec toutes les autres5.
Sans doute encore parce que la gauche politique a fini par oublier que sa dynamique populaire dépendait de sa capacité à articuler les champs que la société capitaliste cloisonne, économique, social, partisan, syndical, associatif, culturel. Retisser de façon moderne ces liens, réécrire le récit d’une « Sociale » raccordée aux urgences nouvelle de l’autonomie et de l’écologie, renouer le dialogue à égalité de dignité politique entre les partis, les syndicats, le monde associatif et l’intelligentsia, réinventer les formes de la politique… Pour réussir cette alchimie redoutable, mieux vaut avoir des bases de connaissance solides et fines. Vincent Tiberj nous y aide, avec d’autres. Son travail mérite donc une appropriation collective exigeante, pas un simple coup de chapeau.
Luc Rouban, « Enquête électorale : une victoire de la gauche aux législatives dans une France de droite », Le Monde, 1er septembre 2024. ↩︎
Vincent Tiberj, La droitisation française : mythe et réalités, PUF, 4 septembre 2024). ↩︎
Il a lui-même élaboré ce qu’il appelle un indice longitudinal de tolérance. ↩︎
Par exemple sur la question de l’identité (voir Roger Martelli, L’identité c’est la guerre, Les Liens qui Libèrent, 2016). ↩︎
Sur la question des formes d’organisation, le collectif « Intérêt général. La fabrique de l’alternative » a récemment proposé un copieux document, truffé d’analyses et de propositions.